lundi 14 mars 2016

Lecture : L'odeur de la mort à venir...

Première édition, 1940


      
           Décrire une odeur.  Tout le monde le fait.  Le "ça sent un mélange de chose et de truc comme si bidule machin" est très courant pour parler de tout un tas de choses du quotidien. On tente simplement de faire coller les mots avec ce que le nez perçoit et de partager une sensation, une idée d'un instant.
           Mais décrire une odeur imaginée, toute en vision et superstition, et pourtant tellement nourrie d’expériences personnelles, est autre chose. Tout se mêle. Souvenir, obsession, fantasme. Entre fiction et réalité se noue et dénoue une toute autre démarche. Et c'est là précisément que le talent fait exploser les limites, donnant vie à une odeur chimérique de façon si intense qu'elle finit par exister bel et bien... Oui, on devient sûr de la reconnaître cette odeur si un jour on est capable de la croiser...
         
           Pour qui sonne le glas offre cette matérialisation de façon magistrale et j'avais envie de le partager ici. De glisser cette parenthèse, ciselée et brutale, absolument sublime et tellement palpable. Celle de L'odeur de la mort à venir, telle que nous la livre Pilar, avec une précision, un rythme et une crudité à couper le souffle :

        

              Pour qui sonne le glas, extrait de l'édition Le livre de poche, 1984, chapitre XIX, page 277.


"(...)  - Mais comment est-ce que ça sent ? demanda Fernandino. Que sent-on ? S'il y a une odeur, ce doit être une odeur bien définie.
    - Tu veux le savoir, Fernandino ? fit Pilar en lui souriant. Tu crois que tu pourrais la sentir ?
    - Si elle existe vraiment, pourquoi est-ce que je ne la sentirais pas aussi bien qu'un autre ?
    - Pourquoi pas ?" Pilar se moquait de lui, ses grandes mains croisées sur ses genoux. "Tu n'as jamais été à bord d'un bateau, Fernandino ?
    - Non. Et je n'en ai aucune envie.
    - Alors tu ne la reconnaitrais peut être pas. Parce que c'est, en partie, l'odeur qui vient d'un bateau, quand il y a une tempête et que les hublots sont fermés. Collez votre nez contre la poignée en cuivre d'un hublot bien fermé, sur un bateau qui roule et qui tangue sous vous à vous faire trouver mal, avec un creux dans l'estomac, et vous aurez une partie de cette odeur.
    - Je ne pourrai pas la reconnaitre parce que je ne monterai jamais sur un bateau, dit Fernandino.
    - Moi, j'ai été plusieurs fois sur des bateaux, dit Pilar. Pour aller au Mexique et au Vénézuéla;
    - Et le reste de l'odeur, qu'est-ce que c'est ? demanda Robert Jordan.
    Pilar, qui se remémorait fièrement ses voyages, lui jeta un regard ironique.
    - Très bien, Inglés . Apprends. C'est ce qu'il faut. Apprends. Très bien. Après cette odeur du bateau, il faut descendre tôt le matin, au matadero du Puente de Toledo, à Madrid, et rester là sur le pavé mouillé, quand le brouillard monte du Manzanares, et attendre les vieilles qui viennent avant l'aube pour boire le sang des bêtes égorgées. Quand une de ces vieilles ressort du matadero, enveloppée dans son châle, avec une face grise, des yeux creusés et la barbe de la vieillesse sur son menton et sur ses joues, une barbe qui sort du blanc cireux de sa figure comme les pousses qui sortent d'une graine de haricot, pas des poils, mais des pousses pâles dans la mort de sa figure, serre-la fort dans tes bras, Inglés, et presse-la contre toi et embrasse la sur la bouche, et tu connaitras la deuxième partie de l'odeur.
    - Celle-là me coupe l'appétit, dit le Gitan. Les pousses, c'est trop.
    - Tu veux en savoir davantage ? demanda Pilar à Robert Jordan.
    - Sûrement, dit-il. Puisqu'il faut apprendre, apprenons.
    - Ces pousses sur la face des vieilles femmes, ça me fait mal au cœur, dit le Gitan. Pourquoi est-ce que c'est comme ça chez les vieilles femmes. Pilar ? Chez nous, ce n'est pas comme ça.
    - Non..., dit Pilar railleuse. Chez nous, la vieille femme qui était si svelte dans sa jeunesse, excepté naturellement l'enflure perpétuelle qui est la marque des faveurs de son mari et que toutes les Gitanes poussent devant elles...
    - Ne parle pas comme ça, dit Raphael. C'est ignoble.
    - Ca te vexe, dit Pilar. Tu as jamais vu une Gitane qui n'était pas sur le point ou qui ne venait pas d'avoir un enfant ?
    - Toi.
    - Assez, dit Pilar. Il n'y a personne qui ne puisse être blessé. Ce que je disais, c'est que l'âge apporte sa forme de laideur à tous. Pas la peine de détailler. Mais si l'Inglés doit apprendre cette odeur qu'il brûle de reconnaitre, il faut qu'il aille au matadero le matin de bonne heure.
    - J'irai, dit Robert Jordan. Mais j'aurai l'odeur quand elles passeront, sans les embrasser. Moi aussi, j'ai peur des pousses, comme Raphael.
    - Embrasse-en une, dit Pilar. Embrasse-en une, Inglés, pour savoir. Et puis, avec ça dans tes narines, remonte en ville et quand tu verras une poubelle avec des fleurs pourries, plonges-y la tête et respire pour que ce parfum se mélange à ceux que tu as déjà dans le nez.
    - Entendu, fit Robert Jordan. Quelles fleurs ?
    - Des chrysanthèmes.
    - Continue, dit Jordan. Je les sens.
    - Alors, continua Pilar, il faut que ce soit un jour d'automne avec de la pluie, ou au moins du brouillard, ou même le commencement de l'hiver, et maintenant il faut que tu continues à marcher dans la ville et dans la Calle de Salud pour sentir ce que tu sens quand on balaie les casas de putas et qu'on vide les seaux dans l'égout et, avec cette odeur de travail d'amour perdu mélangé au parfum sucré des eaux de savon et à l'odeur des mégots, avec cette odeur frôlant à peine tes narines, tu devras aller au Jardin Botanico où, la nuit, les filles qui ne peuvent plus travailler en maison font leur métier contre les grilles de fer du parc et sur le trottoir. C'est là, à l'ombre des arbres, contre les grilles de fer, qu'elles accomplissent tous les désirs de l'homme; depuis les demandes les plus simples, au prix de dix centimos , jusqu'à une peseta pour ce grand acte par lequel on est né. Là sur un parterre de fleurs mortes et pas encore arrachées, tu trouveras un vieux sac de toile abandonné, avec l'odeur de la terre humide, des fleurs fanées et des choses qui se sont faites cette nuit-là. Dans ce sac, il y aura l'essence de tout, de la terre morte et des tiges de fleurs mortes et de leurs pétales pourris, et l'odeur qui est à la fois celle de la mort et de la naissance de l'homme. Tu mettras la tête dans ce sac et tu essaieras de respirer à travers.
    - Non.
    - Si, dit Pilar. Tu mettras ta tête dans le sac et tu essaieras de respirer, et alors, si tu n'as perdu aucune des odeurs précédentes, en aspirant très fort, tu sentiras l'odeur-de-la-mort-à-venir telle que nous la reconnaissons.(...) "




Edition dont est tiré l'extrait.   





 

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